Chaque individu subit durant sa vie une série d’influences d’autres personnes qui marquent ses repères et ses choix en dehors de sa parenté proche ou lointaine. Dans le cheminement de l’adolescence vers l’âge adulte, on retrouve dans ce parcours initiatique également les enseignants et les camarades du parcours scolaire. Puis plus tard, des rencontres plus intellectuelles, politiques, culturelles et autres.
Dans mon cas, je peux citer entre autres influences notoires celle de Kwame
Nkrumah, figure en avance sur son temps pour penser dès 1957 le panafricanisme en tant que seule organisation capable d’aider le continent africain à s’engager résolument dans le développement. Sékou Touré, celui qui a su avec un courage exceptionnel dire à De Gaulle : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». Ce fut à Conakry, le 25 août 1958 ».
Steve Biko qui meurt en détention le 12 septembre 1977 après une grande période d’arrestation et de tortures suite à plusieurs manifestations contre l’horrible système d’apartheid en Afrique du Sud dont les grands soulèvements de Soweto (environ 700 morts).
Dans la foulée, la figure incontournable qu’est Nelson Mandela reste pour moi et pour plusieurs personnes de ma génération un être de lumière exceptionnel et éternel. Son aura ne faiblira pas jamais !
Viendront plus tard les figures de Martin Luther King et de Che Guevara. Et plus récemment Thomas Sankara. Les écrivains comme Sembène Ousmane qui a tout mon respect et Léopold Sédar Senghor pour qui j’ai de l’estime en tant qu’homme de lettres mais beaucoup moins en tant qu’homme politique. Jimmy Cliff et Francis Cabrel complèteront le tableau côté musiciens avec Manu Dibango et quelques autres ! Arrêtons là, cette liste qui peut encore et encore se prolonger !
Je remarque à mon grand étonnement qu’en dehors de la figure anonyme de ma mère, il n’y a aucune femme spécifique dans ces évocations. Je trouve, Docteur, que c’est grave ! Mais c’est ainsi !
Tous ceux que je viens de nommer sont des grands noms et des hommes célèbres. Par contre, il y a quelqu’un de tout à fait particulier dont la rencontre a été pour moi encore plus déterminante.
Lorsque j’ai croisé ce gars, trois choses chez lui m’ont frappé. D’abord son prénom, puis son flegme et surtout son mutisme ou plus précisément son économie calculée de mots. Un flegme élégant, rassurant, détaché du temps et de l’espace. Ce flegme se reflétait aussi bien dans son port vestimentaire que dans son élocution. Ce garçon qui portait le joli prénom de Willy Mandé Kindaréro était grand, filiforme et assez séduisant. Il avait le charme des hommes qui ont grandi en buvant beaucoup de lait et en mangeant beaucoup de viande. Ailleurs, on aurait parlé cité le charme discret de la bourgeoisie sauf qu’ici, à dire vrai, il n’y avait aucun bout de gras superflu sur la structure élancée du jeune homme. Je suis du Togo, pays de l’Afrique de l’ouest avec le pied dans l’océan. Il est du Burundi, pays de l’Afrique de l’Est sans accès à la mer. Ce fut mon premier contact avec un ressortissant de la région des grands lacs.
Il répondait par avec des interjections courtes, brèves comme si dans son esprit toutes les pensées étaient achevées, abouties, révolues, déjà ficelées avant d’être exprimées.
Lorsqu’il parlait, on avait l’impression que tout était sanctuarisé par avance dans son esprit. Mais au final, on pouvait se rendre compte qu’il ne disait que le vrai, l’essentiel qui se confondait avec le minimum possible. Il refusait de dire oui ou non de la bouche et se contentait de les dire par de la tête ! Parfois, il commençait son énoncé par « alors » et plus loin encore je l’ai surpris plus d’une fois démarré par « c’est-à-dire que … »
Tenez ! Lorsqu’on lui a demandé :
– Mandé Kindaréro, dis-nous, quelle est ta profession ?
Il a répondu : – Fonctionnaire !
Et quand on lui a demandé :
– Dans quel service ?
Il a répondu : – au ministère de l’éducation nationale.
Et ensuite à la question :
– Mais, dis Mandé, dans quel domaine travailles-tu ?
Il répondit :
– Dans l’éducation.
Et lorsqu’on chercha à lui arracher un peu plus de précisions et qu’on a insisté en disant :
– Mais Mandé Kindaréro, que fais-tu dans l’éducation ?
Il répondit :
– Tout et rien ! J’éduque.
Autour de la table ronde, chaque participant à ce colloque sur l’alphabétisation se présentait en décrivant avec force détails les projets auxquels il travaillait. Chacun évoquait les partenaires avec lesquels il discutait. Les objectifs définis qu’on se vantait de dépasser allègrement. Autour de cette table ronde, il fallait souvent rappeler à l’ordre tous ces bavards impénitents qui exaspéraient, à tour de rôle, en dépassant violemment les trois minutes de présentation accordées à chacun. Mandé Kindaréro frappa les esprits par la brièveté, pour ne pas dire la sobriété de son curriculum vitae. Là où tous les autres débordaient et en rajoutaient visiblement, pour se faire mieux apprécier, apparaître comme un bon élément capable de mille prouesses, Mandé Kindaréro détonna. Singulièrement !
Ce n’est pas qu’il se retenait, c’était comme ça, il disait ce qu’il était et c’était tout. Simple, droit, retenu et emballé.
A la question de savoir ce que Monsieur le fonctionnaire faisait donc de ses journées d’éducateur – question ironique à souhait- Mandé Kindaréro fit une réponse qui dans d’autres circonstances aurait fait jacasser, rigoler. Mais ici, cela tenait à distance rires et moqueries.
– Je me lève le matin et je vais au bureau. J’y reste un peu. Après je fais un tour au bar et quand je reviens au bureau, il est midi.
Silence
Tout le monde regardait dans sa direction, attendant la suite. Plusieurs relevèrent leurs épaules, certains soulevèrent leurs sourcils et d’autres hochèrent la tête comme pour indiquer d’un côté le plafond, et de l’autre le sol.
Kindaréro quant à lui, ne faisait même pas attention à ces agitations comportementales, à ces tics de gens pressés qui voulaient coûte que coûte qu’on leur donne du contenu avec du sens.
Après un moment de silence ou d’éternité, selon les ressentis, il poursuivit, sur le même ton, flegmatique et lapidaire :
– Après, comme tout le monde, je déjeune et s’il n’y a aucun lieu pour faire la sieste, je retourne au bureau.
Silence
Et il ajouta d’un ton tout à fait calme et laconique :
– Et après, je refais un tour au bar. Je repasse par le bureau et…c’est le soir. Je rentre.
Les regards restent figés. Mandé Kindaréro, quant à lui, affiche un air détaché et paisible, sur un visage vide d’expression.
A ce moment précis, ma conviction était faite : ce garçon maigrichon, violemment doux et tranquille comme un baobab sous la tempête, serait la révolution au sein de ce séminaire international qui réunissait, côte à côte, Africains, Européens et Canadiens. Sur les projets d’alphabétisation, les participants de trois continents éloignés par leurs cultures et habitudes, acceptent normalement, dans ces occasions-là, de s’adonner à l’uniformisation. Trouver des compromis au-delà des absurdités !
Tous les jours durant la semaine, Mandé Kindaréro s’habillera de la même façon, pantalon bleu marine, chemise blanche. Le tout propre et impeccable. Quotidiennement, de son index et de son majeur, il tenait nonchalamment sur son épaule droite, sa veste.
Lors des discussions, il regardait parfois dans le vide, comme s’il avait pour lui seul un ciel où il comptait les étoiles. Et d’autres fois, il scrutait minutieusement tous les visages comme pour y séparer les rides d’idiotie des traits de sagesse. Souvent, il se taisait et restait plutôt impassible, impénétrable. En tous cas, chaque fois qu’il prenait la parole, c’était pour révéler les maillons manquants d’une réflexion qui durait depuis trop longtemps déjà. Tout le monde se surprenait de l’entendre. Quelques minutes plus tôt, plusieurs auraient parié qu’il était ailleurs, loin de la salle.
Le voir parler avec autant de précision et de clarté, sur un ton neutre, presque anonyme, faisait descendre de leur piédestal, tous les moqueurs impénitents. Après trois à quatre interventions de ce type, Mandé était considéré autrement. Les autres ajoutaient désormais à leurs regards en coin une touche d’humilité teintée de respect.
Les seuls moments où Mandé Kindaréro devenait un peu prolixe, c’était lorsque l’on se retrouvait autour d’un petit cocktail alcoolisé. Sa langue d’habitude économe, se déliait un peu. Il se révélait différemment et évoquait des souvenirs laconiques d’où sortaient des personnages aux prénoms poétiques comme Fortuné, Théoneste, Jean-d’Amour, Benitha, Vedaste. Ou encore Espérance, Béathe, Josélyne, Alfoncine, Jean Damascène et d’autres. Chacun et chacune était un pan de récit en soi.
Dans mes souvenirs les plus lointains, je n’avais jamais entendu de tels prénoms. En regardant sur le calendrier chrétien, plusieurs n’y figurent même pas. Mais très vite, j’allais me rendre compte que l’exotisme de ces prénoms rwandais et burundais dépassait les limites de mon imaginaire. Je reste surpris par la fantaisie des compositions latines qui les marque. Ce qui témoigne d’une grande influence de la foi chrétienne qui prône amour et pardon dans une région où les conflits ethniques restent littéralement diaboliques car incompréhensibles.
Théophile, Théogène, Laurette, Egide, Prudence, Gentille, Aimable, Coquette, Honoré, Trésor, Placide, Modeste, Idéale, Pacifique, Prince, Innocent, Médiatrice, Annoncée, Hope, Peace, Deus, Devotha, Epiphanie, Ascension, Immaculate, Moïse, Isaïe, Grâce, Ange, Bénin, Jean d’Amour, Jean de Dieu, Jean de la Croix… autant d’appellations qui invoquent toutes de bienveillantes qualités. Mais ce gars je l’avais croisé au début des années 90. J’apprendrai à mes dépens que la bienveillance que j’évoquais n’était malheureusement que théorique, vu le cours qu’a pris l’histoire avec le génocide du Rwanda en 1994.
Il me revient que dans mon enfance une histoire de prénoms. Damien, Sébastien, Fabien, Célestin, Robin, Quentin, Paulin, Marcelin, Donatien, Gratien et plein d’autres en « …ien » n’étaient portés que par nos amis du Bénin, pays qualifié « de « quartier latin de l’Afrique ». Par rapport aux prénoms rwandais et burundais que sont Aimable, Consolatrice, Espérance, Pacifique, Grâce, Honoline, Magnifique, Libérée, cette région serait le quartier romain et chrétien de l’Afrique.
Sauf que l’époque des Donatien dont je parle était fortement marquée – désagréable souvenir- par la présence de travailleurs immigrés qui venaient en grand nombre se faire employer comme vidangeurs-gazekoto au Togo. Leur métier, le plus ingrat qui soit au monde, consistait à débarrasser les maisons de leurs seaux de merde. Il faut dire que pour se remettre d’une soirée de travail, ils étaient obligés d’utiliser des parfums très puissants. Gare à celui qui osait se moquer d’eux pendant qu’ils déployaient force et énergie pour accomplir le plus efficacement possible leur mission. Quiconque se moque doit s’attendre à recevoir une éclaboussure délibérée. Pour ce faire ces spécialistes des fosses d’aisance archaïques savent user de leur balai avec une rare dextérité.
Leur métier restera dans la mémoire de plusieurs togolais de ma génération comme un métier symptomatique du sous-développement, indigne et dangereux. En ce sens que les seaux d’excréments récupérés devaient être rejetés loin dans la mer à quelques centaines de mètres de la plage afin de nourrir au quotidien des bancs de poissons qui raffolaient de cette ragougnasse, une mangeaille certainement à leur goût. La distance était imposée aux vidangeurs par les contremaîtres afin de laisser les bords de mer propres et d’éviter surtout les désagréments des reflux malodorants. Mais, croyez-moi, dans les secteurs d’évacuation, un relent nauséabond planait toujours dans l’air marin. Plusieurs embarcations de vidangeurs vont ainsi échouer au grand large faisant périr de vertueux employés qui n’avaient qu’un seul objectif, faire consciencieusement leur boulot. A la fin du processus, le contremaître savait combien d’agents il fallait recruter pour le lendemain puisque cela représentait le nombre de ceux qui ne seraient pas rentrés. Les absents à l’appel. Il est arrivé quelques rares fois que de malheureux naufragés reviennent à la nage pour réclamer leurs indemnités. Alors pour éviter que des cas de ce genre ne se reproduisent pas, les employeurs prenaient soin de mettre en place un dispositif pour les faire disparaître pour de bon.
Ah cupidité, quand tu nous tiens !
Revenons à Willy Mandé Kindaréro. Je repense à son influence. Son flegme, son silence calculé et sa parole rare et réfléchie, sa capacité à s’extraire du bruit et de la perte d’énergie inutile m’ont séduit. Mieux que cela, il m’a conquis par le fait que durant une bonne semaine, il ne s’est jamais mis en colère. Malgré des pics, des provocations diverses et variées, des crasses de gaminerie entre africains de l’ouest et lui, africain de l’est, dans un défi sourd et sournois, le gars est resté égal à lui-même !
Après l’avoir rencontré, mon regard sur la vie et les comportements humains, la gestion de mes humeurs, tout ce qui en moi était colère et fureur s’est tu, j’ai senti avoir changé de but et blanc ! Très vite !
Je lui dois beaucoup de m’avoir aidé, au bon carrefour de mon existence, à varier mon caractère, sans avoir rien fait de spécial que de me calquer à son image. Et ce n’est pas rien dans ce monde où la fourberie, la roublardise, le mensonge, l’hypocrisie et le bla bla bla règnent en maîtres…
Je souhaite à chacun ce genre de rencontre, de révélation, de lumière car nous sommes toutes et tous des bougies qui attendons une allumette.
RKF