Que fait-elle, tranquille, sur cette plage en feu
La très vieille dame assise, jambes allongées
Sur cette calebasse séculaire, secrète et renversée
Avec pour seule béquille sa pipe qui n’a plus de fumée ?
Les lames de fond viennent, violentes et blanches, mourir
Joyeuses et blagueuses devant elle, au pied de ses pieds.
Elle les saisit, les enroule et les rejette, Sisyphe d’eau !
Elle scrute l’horizon infini, entre bancs, écume et jetées.
De nuit, elle compte les nuages et les étoiles du ciel,
De jour, les vagues et le reflet des poissons de mer.
Ainsi prie-t-elle pour les millions d’enfants partis
Égrenant un à un les noms des captifs perdus
Des jeunes vaillants, plus de mâles que de femelles
Livrés aux fouets, aux peines, à un trépas sans gloire.
Sur la liste, les siens propres et ceux des autres,
Les sept siens comme les sept jours de la semaine.
Jours maudits, jours de déportation et de perdition
Incrustés dans son cœur, son esprit et son âme
Pour froisser sa peau comme un tronc de palmier.
Par défi, elle prédit la fatalité et vomit leurs horreurs
Aigrie et plus qu’enragée de les savoir entravés
En compagnie de sirènes muettes et tourmentées.
Elle pressent le lointain, synonyme de désespoir
Et le beau paradis projeté, un leurre incandescent.
Si les lions avaient leurs propres historiens
Tous les glorieux et heureux faits de chasse
Ne seraient pas toujours en faveur des chasseurs.
Oui, l’infini des souvenirs se souviendra d’elle aussi
De ses larmes, de ses prières et autres supplications,
De ses sanglots avalés par la mer et ses secrets,
De ses rires saccadés emportées par les sirènes.
La vieillesse la ravive, la persévérance la rajeunit,
Les méchancetés la renforcent, finies les peurs !
Alors, elle cultive chaque aube et chaque couchant
Et rend hommage au dôme de la terre, échine baissée :
Cales sans fenêtre, espoirs anéantis dedans et dehors
Pourtant, elle rappelle aux rieurs le miracle des aïeux
« Qui eût, oh qui eût jamais cru que les sinistres départs
Vers cet au-delà inconnu, un jour enfin prendraient fin ? »
Voilà pourquoi, sereine, sur cette calebasse renversée
Où sa pipe n’a plus de feu, la vieille toute desséchée
Belle en Amour et en Liberté, dessine, tout simplement,
La nouvelle mappemonde, souhaitant au loin courage
A Gaza, Gao, Goma, Le Caire, Tripoli, Tunis, Alep…
RKF
