LE CROUTON DE GRAND-PERE

4C’était à l’occasion de l’anniversaire de Grand-père. Il faut dire que cet anniversaire est un événement très spécial. Les cinquante ans de mariage de Papi et Mami se fêteront. 5, un chiffre complet comme les cinq doigts de la main et O, rond comme un œuf qui contient toutes les vitamines. Anniversaire cumulé avec ses quatre-vingt-cinq bougies. Grand-père tenait à nous voir tous réunis autour d’eux. C’est ainsi que nous étions vingt-sept encerclant plusieurs grandes et longues tables mises bout à bout et couvertes de nappes blanches. Enfants, petits-enfants et quelques amis. La famille presqu’au grand complet ! Ce qui faisait le piment de cette occasion exceptionnelle, c’était aussi la présence des jeunes couples à savoir les fiancés des benjamins et benjamines de la troisième génération. L’atmosphère festive était détendue. L’apéritif avait permis de déguster des alcools de tous genres, de la sangria, quelques mélanges exotiques et même du bissap, extraordinaire fleur d’hibiscus à la couleur rouge-sang, agrémenté de jus de gingembre pour adultes. Donc les esprits étaient bien vifs. Personne ne pouvait s’imaginer que la joie immense de Grand-père l’avait porté à boire un coup de trop. Lui toujours si sobre et si responsable ! Je le remarquai lorsqu’il alla, titubant légèrement, s’installer à la place du chef de famille comme l’exige la tradition. Et comme il adore le faire.

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Pour tous les autres, le signal pour passer à table était ainsi donné. Nous savions tous qu’à la droite de Grand-père devait s’installer Grand-mère. Nous savions également tous qu’à l’autre bout opposé devait s’installer oncle Tonyno, l’aîné de Grand-père, fils unique d’une mère inconnue pour qui chacun témoignait du respect parce qu’il était non seulement l’héritier en chef mais également un bon rassembleur. Son seul handicap, il n’avait pas d’héritier, ayant passé trop de temps à chercher sa mère à travers des femmes ménopausées. Son seul défaut, il était plus solide qu’on roc et tenait la famille d’une main de fer… Néanmoins, la place la plus convoitée à ces occasions-là est celle à gauche de Grand-père. J’ai le souvenir qu’à certaines fêtes, elle était restée libre pour l’invité mystère de la dernière heure qui parfois venait. Ou pas. Mais le plus souvent c’est Grand-père qui désignait celui qui méritait de s’asseoir là. Parce que ce dernier avait la chance de recueillir quelques confidences. C’est la place de l’oreille qui dégustait les souvenirs qui arrivaient sur le tard. Et pour ces quatre-vingt-cinq ans, Grand-père n’avait trouvé rien de mieux à faire que de désigner pour cette place d’honneur le seul étranger de l’assemblée, un garçon bizarre, genre albinos, ramené là par sa petite-fille la plus rebelle de la lignée.

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A ce choix, chacun marqua un petit étonnement vu que le patriarche, rien qu’en regardant passer des antillais à la télé, tenait souvent des propos que personne ne pouvait répéter sur la place publique. Ils sont très beaux mais… Une petite rougeur se dessina alors au bout du nez de Grand-mère mais elle ne fit aucun commentaire, comme d’habitude. D’ailleurs, elle parlait peu, refusait systématiquement de contredire son homme, se contentant à peine de maugréer lorsqu’il dépassait certaines limites. Le jeune homme était assez frais, détendu. Sur son visage se dégageait une certaine innocence. On voyait clairement qu’il était lui là, sans a priori et qu’il ne se sentait pas lui-même étranger ni différent d’aucune façon. Il battait les paupières en double, à chaque fois et de façon assez rapprochée. Il avait un beau visage qui plaisait à tous et on pouvait penser que cela lui avait fait gagner l’affection rare de Grand-père aussi.

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La preuve en était que lorsque Grand-mère avait posé juste en face sa corbeille de pain, le frêle jeune homme tendit la main et y attrapa presqu’à la volée le crouton. Mal lui en a pris ! Avant même qu’il ne fit le geste de le rompre pour le porter à sa bouche, Grand-mère le fusilla du regard, l’interrompit prestement avec la formule :
– Oh non, pas le crouton ! Le crouton c’est pour Grand-père !
Le son était sec, direct, incisif. Et cette fermeté mit le jeune homme mal à l’aise et on vit ses narines se contracter et se décontracter nerveusement. Alors la main tremblante, il remit très vite le crouton pendant que Grand-père en riant, l’encouragea à le reprendre en ces termes :
– Prends ce bout de pain et mange-le, pauvre affamé !
Le jeune homme tendit à nouveau le bras mais Grand-mère fut plus rapide et tira la corbeille vers elle. Elle s’empara elle-même du crouton et le posa délicatement sur la serviette de Grand-père. Pendant qu’elle manœuvrait ainsi, elle répéta à haute voix pour que tout le monde l’entende :
– Jeune homme, je te répète que le crouton est réservé à Grand-père et ça, ça se respecte !

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Puis de nouveau, elle remit la corbeille de pain à sa place initiale pensant avoir réglé le problème une bonne fois pour toutes. Mais c’était peine perdue. Car Grand-père se saisit du crouton et le tendit au jeune homme en répétant :
– Prends ce bout de pain et mange-le, pauvre affamé, venu de loin !
En voyant ses yeux exorbités, on sentit monter la colère de Grand-mère. On ne savait plus ce qui la contrariait. Etait-ce le caractère diffamant des propos de son vieux mari ou était-ce le fait qu’une tradition allait être brisée en ce solennel jour de fête ?
Elle tança le jeune homme avec véhémence et lui ordonna de lui remettre ce bout de pain. Puis, se tournant vers Grand-père, elle lui dit d’un ton coléreux :
– Cela fait bien soixante ans que nous nous connaissons, cinquante ans que nous sommes mariés, cela fait donc un bail que tu aimes manger le crouton et que tu le manges au quotidien ! Cela fait bien soixante ans que tu ne laisses personne en profiter. Même pas moi qui suis ton épouse. Et ce n’est pas en ce jour de double anniversaire que cela va changer ! Ce crouton-là, je te jure que c’est pour toi et c’est toi qui va le manger, sinon…
Sur ce, Grand-père rebondit avec vivacité en répondant du tac au tac :
– Sinon quoi ? Sinon, quoi ? Oui ça fait bien cent ans que nous sommes mariés, ça fait bien cent ans que tu m’imposes le bout du pain, je n’aime pas le crouton et je peux te dire que ça me sort par le nez et par les pores que tu me donnes du crouton prétextant que j’aime ça ! Je peux même te dire que j’ai fini par détester cette terrible habitude que j’ai prise de manger le crouton pour te faire plaisir. En ce jour anniversaire enfin, je vais pouvoir me libérer publiquement de cette corvée. Ce crouton-là, je le donne à ce jeune homme et c’est lui qui va le manger. C’est tout ! Désormais ne me sers plus d’extrémité ! Donne-moi les tranches moelleuses dont tu te régales au quotidien en jubilant de me voir me casser le dentier sur le crouton.

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Surprise générale ! Pour la première fois de leur vie, Grand-père et Grand-mère parlent publiquement en élevant la voix. Ce spectacle unique laisse le monde alentour complètement atterré. Personne n’osa placer un souffle plus fort que l’autre, encore moins un mot. Et au cœur de ce lourd silence, on entendit s’élever à travers des sanglots, la voix de Grand-mère accablée, partir dans un monologue. Les eaux calmes sont les plus dangereuses, dit-on.
– Et dire que ça fait soixante ans que Monsieur me prive d’une chose que j’adore particulièrement et maintenant il se permet de se plaindre que c’est moi qui lui imposait de manger les croutons ! Depuis quand m’as-tu proposé de partager avec toi l’un des deux bouts de nos pains ? Pas une seule fois durant toutes ces années. Comment peut-on prétendre manger coup sur coup deux croutons pendant soixante ans en étant forcé et contraint ? Alors qu’on avait toutes les opportunités de s’en priver, ne serait-ce qu’une fois pendant les périodes de maladie. Et moi qui te voyais savourer et jouir sadiquement du crouton avec une voracité sans borne, tu veux aujourd’hui me faire avaler cette couleuvre en disant que tu t’obligeais pour me faire plaisir ! Non, je refuse. Parce que c’est tout simplement inadmissible ! Ce crouton-là, je te jure que c’est pour toi et c’est toi seul qui va le manger, sinon…  6
– Non, ce crouton-là, je ne le mangerai pas ! Pourquoi durant toutes ces années m’as-tu systématiquement servi les croutons sans en garder un pour toi ?
– Pourquoi toutes ces années tu as mangé les croutons que je t’ai servis sans rechigner ?
– Je te le dis et je te le répète, c’était pour te faire plaisir, c’était par amour !
– Et moi qui ai passé soixante ans à te les servir pour te faire plaisir et à m’en priver également par amour. Qu’est-ce que nous avons été cons !
Ils se chamaillèrent ainsi un bon moment encore… Chaque parole grimpant sur l’autre à la vitesse de la voix qui monte en crescendo. Très vite ces deux-là sont devenus esclaves des mots qu’ils n’auraient pas dû prononcer…

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Entretemps, personne n’avait remarqué que l’oncle Tonyno, s’était retiré de la fête ! Son célibat l’avait endurci et cette querelle de couple ne le distrayait plus.
Les enfants et les petits-enfants – sans piper mot – étaient très surpris de voir pour la première fois leurs parents et grands-parents si aimants se déchirer, si publiquement et sans retenue. Au-delà de l’étonnement, de la gêne et du trouble qu’installait cette scène, ils ont tous fini par comprendre que dans tous les couples du monde, une telle situation pouvait être facilement évitée grâce à un bon sens de l’observation et à une qualité indéniable : un dialogue « d’entendants », la communication.
C’est cette aptitude indéfectible que le crouton de Grand-père nous invite à développer.

?                   A Perrine et à Perrin, qui se reconnaîtront !